Émile Zola, Germinal
Artiste : Jules Adler
Titre : La grève au Creusot
Date de création : 1899
https://www.histoire-image.org/etudes/greve-creusot-1899-0
Sujet : Faut-il
voir dans l'art le produit de la vie sociale ou l'expression d'une révolte ?
Texte : Entretien avec Jacques Rancière
L’art
politique est-il réactionnaire ? Entretien avec Jacques Rancière.
De nombreux artistes
d’aujourd’hui renouent avec une vocation politique qu’on croyait oubliée. Ils
se proposent de dévoiler les formes de la domination. Mais ils restent ainsi
redevables de toute une tradition réactionnaire : le spectateur, aveugle,
aurait besoin qu’on l’aide à ouvrir les yeux sur le monde. Entretien avec le
philosophe Jacques Rancière qui vient de publier un plaidoyer pour un
spectateur émancipé.
Après
l’art engagé des années 1970, nous sommes entrés dans l’ère du scepticisme.
Aujourd’hui, quelles sont les relations entre art et politique ?
Jacques
Rancière. Nous sommes sortis de l’attitude
désabusée, postmoderne, selon laquelle tout est égal à tout et tout est affaire
de marché. C’est ce que j’ai pu constater depuis quelques années, en circulant
dans les milieux de l’art. Les colloques, les écoles, les biennales, les
Documenta et autres rassemblements sont irrigués par des discours radicaux comme
ceux du philosophe Toni Negri. Le souci politique est réaffirmé, il structure
beaucoup de démarches artistiques. Cela peut passer par des expositions de
photographies sur la guerre en Irak ou en Afghanistan, ou une installation sur
la condition des femmes dans le monde musulman. Il y a aussi des artistes qui
basculent vers une pratique où la performance artistique tend à se confondre
avec une activité politique. Aux États-Unis, par exemple, les Yes Men
infiltrent les médias pour en dérégler le jeu. Ils ont notamment annoncé sur la
BBC que la compagnie responsable de la catastrophe environnementale de Bhopal
allait indemniser les victimes. En Angleterre, de grandes manifestations de
quartier en semi-insurrection se mettent en marche sur le mot d’ordre « Reclaim
the streets ! ». Il existe également une forme d’art qui sort des
lieux qui lui sont traditionnellement dédiés. Les exemples ne manquent
pas : Thomas Hirschhorn a créé un musée précaire Albinet(1), le collectif
Campement urbain a conçu un espace en collaboration avec les habitants du
quartier des Beaudottes à Sevran... Enfin, il ne faut pas oublier l’esthétique
relationnelle :cette nébuleuse qui prétend que l’art ne fait plus d’objets mais
produit des relations sociales. Ces propositions attestent toutes de la foi
dans des images capables de montrer quelque chose des formes de l’oppression.
Elles ravivent la pratique d’un art critique ou activiste qui tourne en
dérision la domination.
Qu’en
est-il du théâtre ?
J.R.
Il est assez paradoxal de constater que
les propositions politiques émanent principalement des arts visuels, alors que
le théâtre a été très tôt le lieu de débats sur sa capacité à transformer le
monde. C’est un art vivant qui assemble des corps vivants en face d’autres
corps vivants. Il fut un temps où le théâtre inventait des formes nouvelles. Il
cherchait comment devenir un lieu de transmission et de rassemblement.
Meyerhold, Piscator et Brecht ont créé un théâtre politique. Les dispositifs
compliqués mis en place dans les années 1915-1920, en Russie et en Allemagne,
tendaient à transformer le théâtre en une agitation de masse. Ils éclataient la
scène en une série de lieux, faisaient usage de la projection
cinématographique, d’effets lumineux et de bruitage, donnaient beaucoup
d’importance à la bande-son, déployaient quantité de moyens humains et
matériels. Depuis, ce sont devenus de simples « trucs » de mise en
scène destinés à majorer le plaisir théâtral.
Selon
vous, l’art politique véhicule souvent un présupposé réactionnaire, en opposant
l’artiste savant et le spectateur ignorant...
J.R.
Beaucoup d’installations plastiques
s’emploient à reprendre en les parodiant les formes de la culture marchande,
comme s’il fallait montrer au spectateur ce qu’il serait incapable de voir par
lui-même. Cette stratégie consiste à lui ouvrir les yeux pour le sortir de sa
passivité. Beaucoup de ces formes d’art restent ainsi gouvernées par un
paradoxe : elles s’adressent à des gens, en même temps elles tendent à les
disqualifier. Le spectateur est pensé comme quelqu’un qui reste à sa place sans
rien dire ni rien faire, incapable de percevoir tout seul la vérité qui se
cache derrière les apparences. Cette conception s’inscrit dans une tradition
très ancienne de dénigrement. On la retrouve chez Platon, dans La République, ou encore chez
Rousseau, dans la Lettre sur les
spectacles. Les expériences artistiques à prétention politique restent
souvent enfermées dans ce que j’ai appelé la position du « maître
abrutisseur ». Le pédagogue se considère comme celui qui sait, alors que
ses élèves vivraient dans l’illusion, passifs et immobiles. Les dispositifs qui
visent à rendre clairvoyants les aveugles sont pris dans cette logique
classique de la pédagogie : plus on cherche à instruire les gens, plus on
reproduit l’écart entre le maître et l’élève. Ce modèle suppose toujours qu’il
faille sortir les gens de leur position de crétins pour les rendre
intelligents. Or plus on veut les rendre intelligents, plus on reproduit le
présupposé de leur imbécillité.
L’injonction
qui veut que chacun reste à sa place remonte-t-elle à l’Antiquité ?
J.R.
Je ne dis pas que tout est resté pareil
depuis toujours. Mais j’observe un jeu d’inversion : une série de
propositions artistiques révolutionnaires et progressistes qui critiquent l’aliénation,
la marchandise ou les médias, reposent en fait sur le même présupposé
réactionnaire qui irrigue la philosophie de Platon. Ces démarches reprennent la
vieille distinction entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ainsi, le
maintien de l’ordre est garanti. De même, lorsque Pierre Bourdieu explique que
toutes les classes ont les goûts qui leur conviennent, il reproduit la formule
platonicienne. Au nom de la science, il ne fait que répéter un vieil interdit
selon lequel chacun doit rester à sa place avec les goûts, les yeux, les
oreilles, les sens qui conviennent à sa position.
La
modernité a sonné la fin de la hiérarchie des genres picturaux, de la peinture
d’histoire à la nature morte. Mais toutes les inégalités ont-elles pour autant
été abolies ?
J.R.
La modernité se caractérise par une
démocratie artistique qui passe, en effet, par la ruine de la hiérarchie des
genres et des sujets. Mais cette évolution pose problème aux artistes et aux
écrivains qui en profitent. Dès lors que la vie de madame Bovary peut devenir
un sujet de grand art, cela signifie que cette fille de paysan est capable
d’accéder à n’importe quelle forme d’expérience sentimentale et artistique,
elle a droit à la pensée. Or, c’est là que le bât blesse : avec la modernité,
l’art s’empare de tout, mais on ne veut pas que tout le monde s’empare de
l’art. Les milieux intellectuels, littéraires et artistiques ne cessent de
dénoncer les goûts kitsch du peuple, ils raillent ces gens qui sont
« n’importe qui » et qui désirent se comporter en esthètes. C’est la
contrepartie des stratégies artistiques modernistes.
Quelle
différence faites-vous entre l’éducation des individus et leur
émancipation ?
J.R.
Au XIXe siècle, les gens du peuple
fréquentaient les musées de façon anarchique. Cette pratique a été liquidée par
les politiques pédagogiques qui voulaient apprendre au peuple à regarder l’art,
à le comprendre. Elles ont fait sortir ces gens des lieux où ils n’étaient pas
censés se trouver pour les y réintroduire ensuite sous la forme d’élèves. Éduquer, c’est considérer que la domination ne fonctionne que parce que les
dominés sont dans l’ignorance des lois de cette domination. Pour qu’ils se
révoltent, on veut donc leur montrer l’oppression qu’ils subissent. Le rôle du
pédagogue est de sortir les individus d’une ignorance qui les rendrait
incapables d’agir. L’émancipation part d’un point de vue très différent :
elle ne cherche pas à montrer aux aveugles ce qu’ils ne verraient pas car elle
suppose que personne n’ignore rien des formes de la domination. Le but est
plutôt que chacun se constitue des goûts, des pensées, des attitudes
esthétiques qui le sortent de la situation dans laquelle on l’enferme.
L’émancipation repose sur l’idée que celui qui travaille de ses mains peut se
transformer en esthète. Il n’a pas nécessairement le regard, le langage, les
goûts qui conviennent à sa condition.
Une
correspondance entre des ouvriers semble vous avoir beaucoup marqué...
J.R.
J’ai dépouillé une foule d’archives
ouvrières, et notamment les archives du menuisier Gauny à la bibliothèque
municipale de Saint-Denis. Cela a été déterminant pour ma compréhension des
rapports entre politique et esthétique. J’ai notamment découvert l’expérience
d’ouvriers saint-simoniens qui sortent délibérément de leur rôle. Un ouvrier,
ça se doit d’être actif et robuste. Ils avaient d’ailleurs été recrutés comme
tels par les saint-simoniens. Or, dans leurs lettres, ils parlent comme des
esthètes, des philosophes, des promeneurs, des rêveurs. Ils voient dans cette
doctrine la possibilité d’une ouverture sur des mondes plus ou moins interdits.
Ils racontent leurs escapades le dimanche à la découverte de la nature, ils
philosophent entre eux, convertissent les gens à cette religion, échangent
autour de la dimension esthétique de leur communauté, les chœurs, les chansons,
la fraternité... Au fond, ces gens montrent que tout le monde a droit à la
distance du regard, du langage et de la pensée.
Face
aux prétentions politiques de l’art, vous réhabilitez les « images
pensives ». Comment les définiriez-vous ?
J.R.
Une image pensive, c’est une image qui
ne livre pas son sens. On a été habitués par une certaine tradition critique,
progressiste, marxiste et bien intentionnée à toujours soupçonner les images.
Elles étaient considérées comme des leurres et il fallait montrer la réalité
qui se cachait derrière elles. Cette conception a donné lieu à des écrits
brillants comme les Mythologies de
Roland Barthes, qui révèlent le sens réel des images publicitaires. Mais nous
sommes arrivés à un point de saturation : on a tellement pressé les images
pour en faire sortir du sens qu’il ne restait plus rien. Le discours
contemporain sur le règne du spectacle fait ainsi le constat morose que toutes
les images ont été annulées par cette quête perpétuelle de signification. Dans La Chambre claire , Barthes leur a
rendu de l’épaisseur, de l’énigme. Mais cette épaisseur se traduit chez lui par
une expérience de l’unique, quelque chose comme la présence du mort parmi les
vivants qu’il appelle le punctum. Moi, j’essaie d’avoir une vision plus
apaisée. Une photographie de Walker Evans montre le mur en planches d’une
cuisine dans une ferme de l’Alabama. Il n’y a presque rien, hormis quelques
ustensiles posés de guingois, quelques couverts en fer blanc tenus par une
planchette, en assez gros plan. Cette image s’inscrit dans une série
photographique réalisée chez des paysans pauvres dans le cadre d’une enquête à
vocation sociale. En même temps, elle ne dit pas tout cela, elle est indécise.
Elle fait donc appel à un spectateur capable de regarder des images qui ne
disent pas leur sens et de se sortir des réflexes liés à sa condition. Ce
spectateur est capable d’une distance esthétique.
Vous
évoquez aussi la photo d’un condamné à mort...
J.R.
Ce jeune homme, Lewis Payne, a été
condamné à mort pour le meurtre du secrétaire d’État américain. Ce que Barthes
voit dans cette image, c’est que le sujet va mourir. Pour moi, l’intérêt de
cette photographie est plutôt dans son indécision : la figure du personnage
n’exprime rien de précis. Elle ne dit ni pourquoi il a commis son geste, ni ce
qu’il pense face à la mort, ni même ce qu’il pense de ce qu’est en train de
faire le photographe.
Une
phrase a retenu votre attention :
« Je veux un mot vide que je puisse remplir. » Elle est inscrite
sur le tee-shirt d’une femme en guise de devise esthétique. Est-ce aussi la
vôtre ?
J.R.
Cette phrase est issue d’une expérience
artistique, Campement urbain, qui se proposait de créer un lieu vide en
banlieue, afin de donner la possibilité d’être seuls à ceux qui ne peuvent pas
l’être.
Dans ce cadre, l’artiste
Sylvie Blocher a filmé des gens portant une inscription sur leur tee-shirt. Une
femme voilée, qu’on pourrait stigmatiser comme arriérée, arborait cette
devise : « je veux un mot vide
que je puisse remplir. » Et, effectivement, ce programme esthétique
est aussi celui de l’émancipation : le droit des gens du peuple aux mots
vides et pas seulement aux gestes effectifs, aux choses solides, aux mots qui
se rapportent à des actions. Je ne sais pas si c’est mon programme à moi de
remplir les mots vides, mais il a toujours été en tout cas de mettre en valeur
leur puissance. Les historiens ont toujours aimé les témoins muets, ils
prétendent que les choses parlent mieux que les hommes du peuple, ce qui
reproduit des stéréotypes très forts. Le philosophe Thomas Hobbes expliquait
que les révolutionnaires anglais voulaient s’emparer de mots, comme celui de
« tyran », qui, selon lui, étaient vides. Ou bien le souverain était
légitime, ou bien il ne l’était pas. Plus tard, au XIXe siècle, on dénonce les
poètes ouvriers, ces gens du peuple qui veulent se lancer dans la littérature
et se découvrent des prétentions esthétiques. Tout le monde a pourtant cette
capacité de s’arrêter, de ne rien faire, de se lancer dans le vide.
Recueilli
par M.R.
1. En 2004, l’artiste
Thomas Hirschhorn a investi la rue Albinet, à Aubervilliers, en y installant
des œuvres du Centre Pompidou. Le but était de permettre une rencontre avec
l’art au-delà des espaces qui lui sont consacrés.
Paru dans Regards n°58 janvier 2009
Source :
http://www.regards.fr/acces-payant/archives-web/l-art-politique-est-il,3698
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