Jean Anouilh, Antigone
Jean Anouilh, Antigone
Date de création : 4 février
1944
Lieu de création : Théâtre
de l'Atelier à Paris
18
ANTIGONE
Il faut que j'aille enterrer
mon frère que ces hommes ont découvert.
CREON
Tu irais refaire ce geste
absurde ? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice et, même si tu
parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que
peux-tu donc sinon t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre ?
ANTIGONE
Rien d'autre que cela, je le
sais. Mais cela, du moins, je le peux. Et il faut faire ce que l'on peut.
CREON
Tu y crois donc vraiment
,toi, à cet enterrement dans les règles ? A cette ombre de ton frère condamnée
à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de terre avec
la formule du prêtre ? Tu leur a déjà entendu la réciter, aux prêtres de
Thèbes, la formule ? Tu as vu ces pauvres têtes d'employés fatigués écourtant
les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le
repas de midi ?
ANTIGONE
Oui, je les ai vus.
CREON
Est-ce que tu n'as jamais
pensé alors que si c'était un être que tu aimais vraiment, qui était là, couché
dans cette boîte, tu te mettrais à hurler tout d'un coup ? A leur crier de se
taire, de s'en aller ?
ANTIGONE
Si, je l'ai pensé.
CREON
Et tu risques la mort
maintenant parce que j'ai refusé à ton frère ce passeport dérisoire, ce
bredouillage en série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été la
première à avoir honte et mal si on l'avait jouée. C'est absurde !
ANTIGONE
Oui, c'est absurde.
CREON
Pourquoi fais-tu ce geste,
alors? Pour les autres, pour ceux qui y croient? Pour les dresser contre moi?
ANTIGONE
Non.
CREON
Ni pour les autres, ni pour
ton frère ? Pour qui alors ?
ANTIGONE
Pour personne. Pour moi.
CREON, la regarde en silence.
Tu as donc bien envie de
mourir ? Tu as l'air d'un petit gibier pris.
ANTIGONE
Ne vous attendrissez pas sur
moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes un
être humain, faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n'aurai pas
du courage éternellement, c'est vrai.
CREON, se rapproche.
Je veux te sauver, Antigone.
ANTIGONE
Vous êtes le roi, vous
pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.
CREON
Tu crois?
ANTIGONE
Ni me sauver, ni me
contraindre.
CREON
Orgueilleuse ! Petite Œdipe
!
ANTIGONE
Vous pouvez seulement me
faire mourir.
CREON
Et si je te fais torturer ?
19
ANTIGONE
Pourquoi ? Pour que je
pleure, que je demande grâce, pour que je jure tout ce qu'on voudra, et que je
recommence après, quand je n'aurai plus mal ?
CREON, lui serre le bras.
Ecoute-moi bien. J'ai le
mauvais rôle, c'est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n'en profite
tout de même pas trop, petite peste... Si j'étais une bonne brute ordinaire de
tyran, il y aurait déjà longtemps qu'on t'aurait arraché la langue, tiré les
membres aux tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque
chose qui hésite, tu vois que je te laisse parler au lieu d'appeler mes
soldats ; alors, tu nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en
venir, petite furie ?
ANTIGONE
Lâchez-moi. Vous me faites
mal au bras avec votre main.
CREON, qui serre plus fort.
Non. Moi, je suis le plus
fort comme cela, j'en profite aussi.
Sujet
: L'obéissance à l'Etat est-elle toujours une obligation ?
Texte
: Hegel, Esthétique, III C, Paris 1944, Aubier‑Montaigne, pp. 266‑270. Trad. S. Jankélévitch.
La principale
opposition qu’après Eschyle Sophocle ait traitée d’une façon remarquablement
belle est celle de la vie morale, dans sa généralité spirituelle, qu’incarne l’État,
et de la morale naturelle, représentée par la famille. Ce sont là les
puissances les plus pures de la présentation tragique, puisque l’accord de ces
deux sphères et leur action harmonieuse au sein de leurs réalités respectives
constituent toute la réalité de la vie morale. Il me suffit de rappeler à ce
propos les Sept devant Thèbes d’Eschyle
et, plus encore, l’Antigone de
Sophocle. Antigone vénère les liens du sang, les dieux souterrains, tandis que
Créon ne vénère que Zeus, la puissance qui régit la vie publique et dont dépend
le bien de la communauté. On retrouve les mêmes conflits dans Iphigénie en Aulide, ainsi que dans Agamemnon, les Choéphores et les Euménides d’Eschyle. En tant que roi
et chef d’armée, Agamemnon sacrifie sa fille aux intérêts des Grecs et de l’expédition
contre Troie ; il déchire ainsi le lien d’amour qui le rattachait à sa fille et
à son épouse, lien que celle‑ci, Clytemnestre, garde au fond de son cœur en préparant
contre son époux une vengeance humiliante. Oreste, le fils, fils de roi, vénère
la mère, mais, obligé d’intervenir pour défendre le droit du roi son père, il
frappe le sein qui l’a engendré.
[…] Le seul résultat
enfin auquel puisse aboutir la complication tragique consiste en ce que les
parties en lutte, sans renoncer à la légitimité de leurs droits respectifs, éliminent
ce qu’il y avait d’unilatéral dans leurs revendications, grâce à quoi se trouve
rétablie l’harmonie intérieure, exprimée par le chœur qui rend les mêmes
honneurs à tous les dieux. Le vrai aboutissement consiste seulement dans la
suppression des oppositions, en tant qu’oppositions, dans la conciliation des
puissances qui dirigeaient les actions et, dans leur conflit, cherchaient à se
nier réciproquement. Le but suprême et final est donc celui qui engendre, non
des malheurs et des souffrances, mais une satisfaction de l’esprit, puisque c’est
ainsi seulement que la nécessité de ce qui arrive à l’individu apparaît comme découlant
d’une rationalité absolue et que l’âme éprouve un apaisement vraiment moral ;
remuée par le sort du héros, elle est apaisée quant à la chose. C’est seulement
en se plaçant à ce point de vue qu’on peut comprendre la tragédie antique.
Aussi ne doit‑on pas considérer cette conclusion comme étant seulement destinée
à satisfaire nos exigences morales, à châtier le vice et à récompenser la
vertu. Il ne s’agit pas de ce côté subjectif de la personnalité, de l’appréciation
de ce qu’elle a de bon et de mauvais, mais, lorsque le conflit a été complet et
total, de l’intuition qu’on a de la conciliation affirmative et de la valeur égale
des deux puissances qui se combattent. L’issue n’est pas davantage un effet du
hasard aveugle, d’une fatalité irrationnelle et incomprise, que beaucoup
qualifient d’antique ; mais la rationalité du destin, bien qu’elle ne se
manifeste pas encore sous l’aspect d’une Providence consciente, réside dans le
fait que la puissance suprême, maîtresse des dieux et des hommes, ne saurait
tolérer que des forces ayant franchi les limites de leurs attributions s’immobilisent
dans leur indépendance relative et que les conflits qui en résultent se perpétuent
et s’éternisent. Le fatum fait rentrer l’individu dans ses limites qu’il ne
doit ni ne peut franchir qu’au risque de sa perte.



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